Des lieux à nous, texte de Horya Maklouf
Parfois j'imagine une île, catalogue de l'exposition personnelle d'Anne-Emilie Philippe au Centre d'art-île Moulinsart,
"Le Grain de l'image" du 21/06 au 1/09/2019
Entre
deux bras de la rivière, les mains d’Anne-Émilie Philippe s’entrelacent
autour d’une île. Rêvée, fantasmée ou habitée, l’île n’a pas de corps
mais des images. Elles sont plurielles, confectionnées avec tendresse
par l’artiste, dans le grain polymorphe – celui du moulin dont la roue
tourne à côté, celui de ces images auxquelles l’artiste donne vie.
Cueilli dans l’épi de blé, moulu ou cuit, imprégné par le soleil qui
révèle les cyanotypes, le grain devient dessin, phrase ou paysage, et
même pain.
Sur cette île où elle a décidé d’échouer le temps d’une résidence,
Anne-Émilie Philippe fait feu de tout bois. Le moulin et le soleil qui
entourent l’atelier donnent la forme et la matière à ses visions.
"Parfois j’imagine une île" écrit-elle du bout du doigt. L’exposition
est le carnet dans lequel sont contenues les expériences, réelles ou
presque, qu’elle a ici et ailleurs vécues. Elle est la somme de ces
motifs qui se répètent et se répondent, morceaux d’un abécédaire vivant
venu signifier le langage cuisiné par l’artiste.
La vie sur l’île est sujette à mille fantasmes. Sur certaines, autrefois, des artistes se sont réfugiés, en quête de paradis perdu, à retrouver. Sur d’autres, parfois, des populations ont été parquées, des individus emprisonnés, rejetés, oubliés. De la taille d’un continent ou d’une maison, elles ont nombreuses été objets de conquête – plus ou moins grande, plus ou moins glorieuse… Cartographiées sur un planisphère, elles sont aussi matérialisées dans l’esprit, et deviennent terres abstraites sur lesquelles imaginer un autre monde, une autre société. L’île qu’Anne-Émilie Philippe imagine est physique et utopique, fictive et réelle, unique et multiple. Elle est passée, déjà, mais aussi présente et encore à venir. Elle est faite d’un peu d’elle et de beaucoup de monde. En elle se sédimentent différentes facettes de l’artiste qui se cristallisent autour de son besoin illimité de faire correspondre et de transmettre.
Mais sur
elle, aussi, miroitent les reflets du monde qu’Anne-Emilie observe. Le
soleil, dont elle attend l’arrivée et qui lui permettra d’imprimer la
forme espérée sur le papier préparé. La meunière, qui partage avec elle
son blé, la boulangère qui lui a transmis la recette secrète du "pain de
la mort qui tue", et dont elle répète certains gestes. Comme elle, elle
répand la farine sur son plan de travail, transforme la matière puis
balaie, et recommence. Comme celles et ceux qui l’entourent, elle essaie
de trouver une place dans le monde vaste, bizarrement normé,
apparemment figé, mais dont elle entend montrer autant l’instabilité que
l’absurdité.
Les attaches qu’Anne-Émilie y trouve font écho aux aller-retours
incessants qu’elle faisait à l’École des Beaux-arts où elle a commencé à
créer un monde à l’image de ses idées. De l’atelier de sérigraphie au
sous-sol de l’école à celui de dessin au sommet de l’édifice, il fallait
circuler, sans cesse, "de la cave au grenier" pour mettre en pratique
autant une curiosité insatiable qu’un goût de faire sans limite, qui
refuse de se cantonner à quelque art, technique, ou lieu que ce soit. De
la cave au grenier, du moulin à l’atelier, du terril – où elle a enfoui
des poèmes lors d’une précédente promenade-performance – aux jambes
d’acolytes – qu’elle a habillées de collants sur lesquels s’est
redessiné l’horizon au cours d’une autre performance – les mouvements de
l’artiste sont perpétuels. Les circulations qu’elle suggère, dans ses
oeuvres comme dans sa vie, celle des yeux et des corps, des mains et des
esprits, permettront d’articuler ce qu’on disait muet. Les
correspondances qu’Anne-Émilie Philippe met au jour sont un subtil
mélange de maîtrise technique, d’observation minutieuse et de magie.
Des lettres sont disséminées dans l’espace. Dans le pain, sur le papier,
contenues dans une phrase ou isolées, elles sont à croquer, à lire ou à
recomposer. Consonnes, voyelles, ensemble elles disent "sol" ou "ciel",
"oui" ou "non", quand elles ne disent pas des phrases ou qu’elles ne
s’amusent pas à formuler des rébus. Tantôt obstacles aux images qu’elles
décrivent et auxquelles elles viennent imposer une lecture, tantôt
énigmes venues mettre en doute le monde qui les entoure. Elles
serpentent à nos pieds, devant nos yeux et dans nos mains, débordent de
leur forme et de leur fonction habituelle. De manière insidieuse, elles
contestent le langage qu’elles étaient censées mettre en forme. À leur
tour elles l’imaginent. Attention, elles trompent. Elles disent « tout »
mais aussi rien. Manipulables, manipulées, elles manipulent à leur tour
les sens et l’esprit. Elles sont un indice dans cette carte au trésor
que l’artiste déploie : les mots ne sont pas toujours ce qu’ils disent,
ne disent pas toujours ce qu’ils sont.
Les cartes de mondes inconnus, formes fantastiques qui s’étirent sur les
murs de l’espace d’exposition, transpercés de flèches de pirate des
temps modernes équipé par Décathlon, matérialisent les fantasmes qui
l’animent, les nécessités intérieures qui la poussent. Comprendre le
monde, en rendre compte, témoigner, accepter, tenter de modifier.
L’imagination est un outil et une arme dans la révolution que l’artiste
entrevoit. Somme de conscience et d’inconscience, d’attention et de
maîtrise, habilement additionnées, elle façonne à partir d’elle sa
propre hétérotopie. Un autre monde, qui n’aurait pas encore de lieu
propre, espace intermédiaire entre le nôtre et son désordre et celui à
venir après qu’il aura été balayé. Dans la joie et la couleur, à travers
l’édition de livres, de multiples, Anne-Émilie Philippe imagine et crée
les conditions de disparition de ce désordre.
Et, dans ces images du rêve, sur une île ou dans un livre, la main sans
cesse revient. Elle s’immisce sur les cyanotypes, où elle attrape,
littéralement, le soleil. Elle écarte les grains de blé, entiers ou
moulus, pour dessiner un mot, une phrase et sa propre empreinte. Elle
caresse le territoire fantasmé, l’explore, le fait sien, et a tôt fait
de se mettre à le quadriller, allant jusqu’à l’effacer, le rayer de la
carte où il commençait à exister. Le geste est contradictoire, aussi
doux qu’il est ferme. Il vient signifier l’autorité et le pouvoir. Celui
de tout effacer, pour tout recommencer. La main est créatrice, toute
puissante car aussi destructrice. Elle imagine son propre dessein. Le
vieux topos de l’artiste démiurge capable de refaçonner le monde après
qu’il a été donné par une puissance suprême se voit toutefois insufflé
d’une ambition nouvelle par Anne-Émilie Philippe. Théorisée à la
Renaissance par des Alberti, Vinci ou Zuccari, qui voulaient faire
émerger une figure de l’artiste en tout point contraire à celle de
l’artisan – car douée d’intelligence et non seulement de technique, et,
surtout, de cette faculté suprême qui le rapproche de Dieu, l’imaginatio – cette vision est battue en brèche par notre artiste à tout faire.
La puissance de sa main, dont elle érige l’image jusqu’au sommet d’un drapeau-étendard, est aussi faite d’impuissance. Elle tire sa force des gestes quotidiens, anodins, et presque futiles, qu’Anne-Émilie Philippe entend remettre au centre. La main qui tient le crayon tient aussi le balai, le drapeau mais aussi le torchon, elle sait créer des territoires autant que faire du pain. Sur une île abandonnée, elle saura subsister et survivre. Au sein de cette querelle qu’elle résout, rendant l’artiste tout-puissant car aussi artisan, s’en révèle une autre, éminemment actuelle. Ces gestes futiles mais vitaux de l’artisan négligé sont aussi ceux d’une certaine femme, dont l’image a été façonnée par des hommes, apparemment également démiurges, capables de lui donner le statut qu’ils ont voulu. Mais la femme, artiste et artisane, incarnée toute entière par Anne-Émilie Philippe, s’émancipe du rôle et de l’espace domestiques auxquels on a voulu la cantonner, pour trouver un lieu à soi. Et de choisir la terre toute entière.
La main d’Anne-Émilie est autoritaire mais aussi bienveillante, joueuse, joyeuse. Sous son image, sur le drapeau hissé plus loin, elle s’accompagne d’une devise, "laisser faire". Car prendre conscience de sa puissance, c’est aussi reconnaître son impuissance, accepter la sérendipité pour en faire une force, composer à partir de ce qui est déjà là, autour, et qui n’a pas besoin de nous pour exister.
Laisser faire, donc, le soleil qui révèle les formes, la nature qui donnera à lire ses correspondances, la main qui lie ou délie à l’envie. Laisser faire, comme Virginia Woolf, les détails autour de soi, l’imagination qui leur invente une forme et une vie autonome. Avec humour et poésie, Anne-Émilie Philippe a appris et révèle à son tour que « laisser faire » n’est pas « se laisser faire ». Tout est correspondance mais aussi équilibre. Composer avec le préexistant et l’à-venir, la joie et la colère, le ciel et l’orage, le rêve et la vie, pour se libérer des chaînes qui fixent l’état du monde et des choses.
Visuels : Anne-Emilie Philippe
1/ Une île, cyanotype sur papier chiffon Rives BFK, Arches, environ 24x35 cm, 2019.
2/Non, empreinte de pain sur papier sulfurisé, 2019.
3/ Parfois j'imagine une île, installation de 35 cyanotypes, dimensions variables, 2019. Vue de l'exposition Le grain de l'image.
4/ Faire, sculpture en pain au levain, 2019.