changer d’état

Voici le texte que Marie Pleintel a écrit sur mon travail à l’occasion de la première édition de Soft à Lille. Merci encore pour ce beau texte foisonnant & stimulant!

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Changer d’état

La cosmogonie d’Anne-Émilie Philippe est faite d’ananas en progressive lévitation et de verres renversés accouchant de larges cascades, de serpents mangeant des glaces et de montagnes qui se reproduisent à l’infini. Au commencement surtout, il y a la main. La main comme motif, et toujours la main qui crée, façonne et anime.

Ces images simples à l’arrière goût de récit originel témoignent de l’attachement de l’artiste à l’imagerie populaire. Elles laissent deviner son passage par l’École supérieure d’art d’Épinal après des études slalomant entre géologie et création de costumes, mues par le double désir de connaître le monde et de le travestir. Le travail artistique n’est-il pas après tout la réunion de ces deux obsessions ? Ses études achevées en 2010 à l’École Nationale Supérieure d’Art de Nancy, Anne-Émilie Philippe nous invite à découvrir un travail précis de révélation de formes à partir d’images imprimées et d’objets modelés.

Ses œuvres exercent une discrète fascination sur le regardeur. Travaillant des matériaux d’un abord ordinaire – papier, tissu, post-it – voire même trivial – pour ses recherches sur les collants et mouchoirs, elle leur confère une certaine préciosité en y figeant une image. L’impression et le façonnage, parfois manuels ou proches d’un artisanat ancien, sont toujours d’une infime précision. Assemblages, démultiplications, superpositions, choix de matières, traitement des couleurs mettent à mal l’iconographie et invitent à une décélération du regard.

Ses œuvres s’inscrivent dans une durée. La temporalité de leur réalisation est manifestée par le mode de production, souvent perceptible : répétition d’un même motif photocopié, technique d’impression longue, collecte d’image… Elles imposent surtout de prendre ce temps. Il s’agit alors de feuilleter un objet édité, de cuire un livre (The Two Matches, 2013) ou de le laver (Presque la mer, 2015) comme pour en parachever la création. L’œuvre, par sa nature comme par les gestes qu’elle requiert pour être découverte, sollicite un engagement subtil mais réel et exigeant : ralentir son regard pour découvrir qu’une image est constituée d’une multitude de motifs identiques, comme un ressac visuel, aiguiser son attention aux détails et laisser l’esprit ou la main compléter le travail de l’artiste.

Ses recherches s’attachent avant tout au moment où l’image, en train de se produire ou de se détruire, se manifeste. Dans la performance Instant T (How to wear a landscape) (2014), un groupe de femmes portant des collants sérigraphiés par l’artiste, un moment dispersé dans l’espace d’exposition, se réunit devant une œuvre : la vue d’une montagne prend forme dans l’alignement de leurs bas. Les images se manifestent souvent avec cette sorte d’aura proche de la magie de la création, dans ce moment de la reconnaissance, l’eurêka du créateur. Images fantômes (travail en cours) œuvre à cette lisière : la photographie d’une montagne, imprimée sur un tissu détramé, flotte, à la limite du perceptible. Le geste de l’artiste réalise un grand écart entre ces deux pôles : entre imprimer l’image du ciel (ou celui de la mer) – soit aplanir et segmenter un espace sans borne – et dématérialiser ou mettre en mouvement l’image de la montagne. C’est un travail de manifestation d’une réalité tangible dans un support instable et vice versa ; une transsubstantiation.     

Il y a aussi quelque chose de l’ordre de l’alchimie dans l’intervention récurrente de processus naturels, venant contrarier ou remplacer les techniques contemporaines d’impression. La décoloration due à l’exposition aux rayons du soleil est au cœur de plusieurs de ses travaux, conduisant à l’altération ou à la création, volontaire ou non, d’une image. Dans la série de posters Post-digital print auquel appartient La Lévitation de l’ananas, les mains soutenant le fruit, imprimées en rouge, s’atténuent au fil des semaines d’exposition, la couleur choisie pour l’impression lithographique étant la plus sensible à la dégradation aux rayons lumineux. Dans Sunset universel (2012), c’est une image trouvée qui est à l’origine du tirage grand format, celle d’un coucher de soleil à l’horizon laissé dans le pli du rabat d’une enveloppe, délavée par le soleil. Anne-Émilie Philippe expérimente également différentes techniques d’impression, plus ou moins personnelles, faisant intervenir directement la lumière du soleil. Pour la pièce Matin et soir, elle s’empare d’un ancien procédé photographique par lequel une image monochrome négative, le cyanotype, s’obtient par exposition à la lumière. Elle crée alors des empreintes solaires de rubans de Möbius qu’elle a préalablement façonnés en céramique, blanches sur fond bleu. En raison du volume et des formes des objets ‘photographiés’, la technique est difficilement reconnaissable au premier abord. Les contours nets et les contrastes tranchés propres à ce médium laissent place à de douces transitions toutes en nuances, le soleil ayant dans sa course tourné autour des céramiques. Avec Changer d’état (Trouble), elle poursuit ses recherches à partir de la cyanotypie avec des mains fabriquées en colle à reliure, leur matière en transparence et leur disposition produisant une autre image, les plis bleus et blancs évoquant le creux des vagues.

Les images d’Anne-Émilie Philippe sont ainsi souvent en réserve, se détachant sur un fond neutre, ou traitées en un nombre de teintes limitées (rarement celles qui correspondent à la réalité des objets représentés). Le bleu est une couleur récurrente de son travail, « couleur de mes rêves » dirait Miró. La simplicité de ces traitements rappelle l’intensité avec laquelle Jacques Ellul invite à la contemplation, comme possibilité de renouvellement du regard et de la pensée : « Si vous voulez être véritablement révolutionnaire dans cette société, soyez des contemplatifs. »

Peu importe leur origine, trouvées ou créées par l’artiste, ce qui guide Anne-Émilie Philippe est cette capacité qu’ont ces images à se laisser transformer par un traitement plastique, réduit au minimal, et à donner naissance à une image autre, « un écho-chaos où se trouvent toutes les images ». Dans l’image-type, répétée ou dégradée, se forge une liberté de regard. Dans sa rémanence commence une double possibilité, de réminiscence et d’imaginaire.

Et l’image fut.

Et l’image fuit.

Et l’image fut.

Et l’image fuit.

Marie Pleintel

Texte écrit à l’occasion de l’exposition Soft #1, Lille, octobre 2016. Des photos des pièces évoquées dans le texte sont en ligne sur le site de l’artiste Anne-Emilie Philippe

www.anem.name.

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